LA MALTOURNEE
Texte et illustrations : Benjamin B. HOTCHKISS (sauf mentions contraires)

5e partie : les hommes de La Maltournée, le témoignage de Gilbert Hinault


Dans cet article, Gilbert Hinault, né en 1953, nous apporte son témoignage d’ancien ouvrier spécialisé. Après son CAP de chaudronnier-formeur, il rejoint un lycée d’enseignement technologique mais il abandonne rapidement ses études pour gagner sa vie. Sa mère, alors personnel civil de l’armée au sein d’un centre territorial d'administration et de comptabilité, lui propose de se présenter au colonel commandant l’ERGMAu de La Maltournée. Gilbert est embauché en tant qu’ouvrier spécialisé comme chaudronnier formeur le 2 octobre 1972. Il y est resté jusqu'en octobre 1975. Ses trois ans sont entrecoupés de l’accomplissement de son service militaire au 26e Régiment d’Infanterie de Nancy. A son départ de La Maltournée, Gilbert intègre le musée de l’armée aux Invalides où il exercera principalement à la conservation et à la restauration des armes historiques.

« A mon embauche, j'ai été affecté à la tôlerie, et plus exactement à mes débuts à la ferblanterie, chargée de la réparation des réservoirs d'essence et des radiateurs. Les réservoirs arrivaient sur une sorte de palette. Ils comportaient un trou de part et d'autre pour le remplissage et la vidange lors de l'opération préalable de lavage à la potasse pour retirer la peinture et les résidus de corrosion. Notre travail premier consistait à reboucher les deux trous par des pastilles soudées à l'étain, mettre le réservoir dans un bac à eau et le soumettre à la pression de l'air comprimé pour détecter les fuites. S’il y en avait, nous les bouchions par de nouvelles soudures à l'étain. Pour les radiateurs, nous effectuions les mêmes opérations.

Après quelques mois passés à la ferblanterie, j'ai fait diverses opérations de réparations sur les pièces détachées de la Jeep. Pour commencer, la plaque de blindage du châssis qu'il fallait mettre dans une presse pour la redresser à l’aide d’un marteau pneumatique. Je ne vous raconte pas le bruit ni les secousses dans les mains. Il y avait bien des gants de protection pour les mains mais pas de casque à l'époque. A la suite de cela, la plaque était contrôlée à l’aide d’un gabarit (NDA : gabarit numéro 3608). Ceux-ci, créés par le bureau des méthodes1 de l’ERGMAu, se trouvaient à chaque poste de travail.

détail du gabarit 3608. Ce gabarit dénommé « montage de vérification de la plaque de protection du tube d’échappement et traverse AV »
daté du 15 octobre 1968 vise à répondre à l’opération décrite ci-dessus par Gilbert.

Dernière phase du travail, le contrôleur « qualité » vérifiait quelques pièces au hasard.


Les jeeps issues de La Maltournée devaient répondre à des critères qualité fixés par l’armée pour pouvoir être réceptionnées en sortie de réfection au 4e ou 5e échelon. La Maltournée a donc développé, comme toute entreprise industrielle des méthodes lui permettant à la fois d’optimiser le processus de réfection des véhicules et de ses sous-ensembles mais aussi de répondre aux conditions de recettes à la fois économiques et techniques imposées par l’armée. Exemple : la page 24 du MAT3305 (ex MAT3499 : liste des accessoires et des pièces de rechange normalement remis en état des VLTT Jeep US) décrit entre autres les conditions économiques de remise en état de la plaque de blindage. Son prix d’achat à neuf est de 148 F, le coût de la remise en état (redressage) est estimé à 64 F pour 0,11 heure de travail. Le MAT précise en outre que « la réparation des pièces dont le prix de revient est supérieur au prix d’achat n’est entreprise que lorsque des difficultés d’approvisionnement se présentent ».

Par la suite, mon travail a consisté à redresser les tubes de direction qui arrivaient sur palette-chariot suite au lavage à la potasse : finition toujours sur gabarit puis contrôle final pour la conformité. J'ai également redressé avec les mêmes méthodes et procédures les supports de black-out, les poignées latérales de caisse, les supports de roue de secours, les supports de jerrican, les sièges avant, quelques ailes, quelques pare-brises, etc.

Pour l'anecdote, nous travaillions à la pièce à l'heure mais personne ne nous donnait l’objectif à atteindre. On nous répondait « fais, fais, ça ira ! ». Cela m'obligeait à ne pas trop prendre de pauses que le chef compensait par des heures supplémentaires payées au taux du groupe supérieur.

J'ai également fait des réparations sur les ponts avants et arrières à la soudure à l'arc. Mon collègue Christian G., dans le poste de soudure voisin, soudait, lui, les blocs moteurs fendus, une opération très fastidieuse, toujours à la soudure à l'arc. Chaque baguette devait être comptée, chaque écrou, chaque vis pour le suivi des coûts de réfection, je pense.


Plusieurs fiches techniques (FT) successives décrivent le mode opératoire et le type de fissures qui sont réparables sur les blocs moteur en fonte. En 1972, c’est la FT n°93/AU du 6 novembre 1962 qui est en vigueur.

La FT liste d’autres réparations sur les blocs mais prévoit le rebus de tous les blocs avec des fissures sur les faces extérieures.

En revenant sur le début de la production, les jeeps arrivaient dans le parc, étaient triées puis démontées avant le passage par le lavage à la potasse et la distribution des pièces et sous-ensembles dans les divers ateliers pour remise en état même si beaucoup de pièces utilisées étaient neuves de stock.

J’ai quelquefois parcouru les divers ateliers : peinture, moteur, éclairage et j’ai souvenir que l'entente entre les ouvriers était très bonne.

Il y a eu quelques évolutions pendant mes trois ans passés à la Maltournée. Des améliorations aux postes de travail ont été réalisées. Par exemple, à mon arrivée, nous devions aller chercher nos bouteilles de soudure à l'extérieur du bâtiment. Un réseau de gaz a été installé à l'intérieur avec une desserte à chaque poste de travail. Des bancs d'essai des véhicules fermés et ventilés ont été mis en service pour tester les jeeps de même que des salles de peinture qui, je me souviens, arrivaient de Pologne. Enfin, le pointage à l’arrivée et au départ a été supprimé.

Mes premiers mois, le salaire était versé en liquide : nous étions rémunérés au tarif horaire et avions un acompte le 15 et le solde à la fin du mois. Peu après, nous avons été mensualisés ce qui permettait d'avoir toujours le même salaire de base puis le versement s'est fait par chèque, ce qui impliquait d’ouvrir un compte bancaire. En octobre 1972, ma première rémunération a été de 1274,05 F (NDA=1356 €). En novembre 1973, elle était de 1381,36 F (NDA 1430 €) heures supplémentaires incluses dont des heures à taux majoré.


Curiosité : au début des années 1970, l’ERGM de Clermont-Ferrand se voit confier la réfection de jeeps. La Maltournée est en support dans le processus à mettre en œuvre comme en témoigne ce croquis réceptionné à Clermont-Ferrand le 12 décembre 1969.


les hommes de la Maltournée

4 mai 2025