LA MALTOURNEE
Texte et illustrations : Benjamin B. HOTCHKISS (sauf mentions contraires)
L’auteur remercie pour sa contribution à cet article le Dr Jean-Luc HERBILLON

4e partie : les hommes de La Maltournée


En 1938, le Ministère de la Guerre achète à la compagnie Thomson-Houston le site et les bâtiments de La Maltournée à Neuilly-Plaisance pour y créer une annexe du Magasin Central Automobile de Vincennes. Les bâtiments sont occupés par l’armée allemande à partir de 1940. Ils sont fortement endommagés à la Libération en août 1944 lors de la destruction du pont de chemin de fer sur la Marne à proximité immédiate de l'Etablissement. La campagne d'embauchage débute le 2 novembre 1944. Dès le début 1945, les Ateliers de Réparation Automobile de la Maltournée doivent mener de front l'exécution d'un important programme de réparation de matériels automobiles, la remise en état et l'évacuation de tous les véhicules abandonnés sur place par les Allemands et la réfection des murs, bâtiments, verrières, etc. Ces travaux de réfection et d'aménagement de l’infrastructure vont durer plusieurs années pendant lesquelles les ouvriers affectés à la réparation des véhicules travaillent dans des conditions particulièrement pénibles. Les ateliers, ouverts à tous vents, étaient chauffés, en hiver, par des braseros brûlant tous les combustibles possibles, jusqu' aux tiroirs des établis qu'il fallait attacher avec des chaînes. La Maltournée reconstruit ses premières jeeps en 1946 avec une production de 380 véhicules.

27 août 1944, un Tank Destroyer des libérateurs américains de la ville de Neuilly-Plaisance passe devant le restaurant-tabac « A la Mal Tournée » au 13 boulevard Galliéni.
▼ Ce lieu existe toujours sous le nom de « Le Grand Paris » (source :
https://www.mairie-neuillyplaisance.com/) ▼

La Maltournée était un établissement dont l’effectif était pour l’essentiel composé de personnels civils. Cette mixité de personnels militaires et civils trouve son origine au XVIIe siècle dans les arsenaux de la marine. Fidéliser une population ouvrière et qualifiée était une des conditions du développement de la flotte de guerre. Par la création d’un statut protecteur, celui des ouvriers d’état, l'État s’assure alors la disponibilité d’une main d’œuvre qu’il forme dans ses propres filières de formation professionnelle spécialisées.

De 1947 à 1950, pour satisfaire à ses besoins pressants de main-d’œuvre qualifiée, la Maltournée a créé sa propre école de formation accélérée en tôlerie,
ajustage et mécanique.Les stages duraient six mois à temps complet et étaient sanctionnés par la possibilité de se présenter à des essais professionnels
ouvrant droit au statut d’ouvrier d’état qualifié du groupe V.
En 1949, à gauche formation de ajusteurs et à droite des tôliers.

Au cours des XIXe et XXe siècles, le recours aux ouvriers d’état s’est généralisé au ministère de la défense, comme à la Direction Générale de l’Armement et ses établissements (Tarbes, Puteaux, Satory, etc.) et dans la plupart des services des armées (commissariats, services d’infrastructure, du matériel, notamment dans l’armée de terre, service des essences, certains services de la marine, etc.).

Lors de la 2e guerre mondiale, l’armée française se reconstitue à partir de 1943 sur le modèle de l’armée américaine qui l’équipe en très grande partie. C’est tout naturellement le modèle américain de « l’Ordnance Service » qui est adopté pour le service du matériel. La fonction « réparation » est donc répartie en cinq échelons. La Maltournée est un établissement du 5e échelon : « éléments fixes du type bataillon de réparations et de bases, établissements et usines, si l’Armée opère sur le territoire national. Ces éléments fixes effectuent les révisions générales, les fabrications et les reconstructions des véhicule. » (cf. numéro spécial de « Technique et Combat », la revue du matériel, 8 mai 1946).

En mai 1946, la structure théorique d’un établissement du 5e échelon est décrite dans un numéro spécial de la revue « Technique et Combat » p.22.
L’organigramme est fixé à 16-25 officiers, 40-50 sous-officiers et 400-600 personnels civils.

Les effectifs de La Maltournée atteignent très rapidement 450 personnels au total. Ils augmentent ensuite, progressivement, jusqu'à 615 personnels en 1961, dont 8 officiers, 15 sous-officiers, 13 cadres civils de l'ordre technique, 36 cadres civils de l'ordre administratif et employés et 543 ouvriers.

Vue sur une partie du service du planning de production en 1949. ▼

Une décision ministérielle du 15 février 1971 acte sa fermeture au 31 décembre 1978. Dès lors, les effectifs diminuent progressivement. Au début de 1974, ils sont revenus à 450 personnels. L'ERGMAu de la Maltournée cesse définitivement son activité en novembre 1978 avec encore près de 200 personnels sur site. Une centaine part à la retraite en 1978. Sur la centaine restante, une soixantaine de volontaires sont mutés en province sur l'affectation de leur choix. A la quarantaine d'ouvriers restants, des affectations sont proposées en région parisienne.

Deux vues de la même salle des essais au frein et de rodage des moteurs à presque 20 ans d’écart en 1949 et 1968 (source photo couleur : ECPAD-F68408RC4).
Cette salle n’est pas chauffée et un panneau (non visible sur les photos) précise :
▼ « ATTENTION, chaque soir pendant la saison d’hiver du 15 novembre au 15 mars, VIDANGEZ vos freins et moteurs ». ▼

La Maltournée était encore en 1974 le quatrième employeur par le nombre de ses personnels, dans la zone administrative et industrielle de Neuilly-sur-Marne, Neuilly-Plaisance, Noisy-le-Grand et Gournay, après les hôpitaux psychiatriques de Ville-Evrard et Maison-Blanche et les ateliers voisins de réparation de la RATP.

*-*-*-*-*-*

D’abord dépendant de l’Etablissement Régional du Matériel de Vincennes, il devient établissement autonome en 1950 et développe sa propre vie sociale, sportive et culturelle… non sans soubresaut. Les photos suivantes illustrent quelques uns de ces aspects.


▲ L
équipe de football de La Maltournée en 1949. ▲


▲ La « cantine », ici en 1949, est une vaste salle capable d’accueillir les centaines ▲
de personnels. Elle était dotée d’une bibliothèque et se transformait au gré
de la vie de l’établissement en salle de spectacle et de bal
ou accueillait l’Arbre de Noël des enfants.

Ambiance de fête avec ce programme du super-gala de variétés du samedi 12 avril 1952.
Animé par le speaker-animateur Georgealex, cirque, opérette, magie, chansons, etc. précèdent un grand bal avec l’Orchestre du 1er Bataillon du Matériel de Vincennes.
▼ La cantine abritait aussi un bar avec ses verres à liqueur devenus collector (source collection F. Bourstin et e-bay) ▼

La Maltournée possède aussi ses installations sanitaires : L’infirmerie, à gauche, communique avec le cabinet du médecin, à droite. ▼

Etablissement militaire mais employant des personnels civils, La Maltournée n’est pas à l’abri des mouvements sociaux qui agitent la société française.

Ouvriers et techniciens sur la chaîne de montage des moteurs en 1949. ▼

Parti communiste dans l’opposition depuis 1947, guerre coloniale en Indochine fin 1945 puis guerre de Corée en 1950, purges au sein même du parti communiste contre sa branche résistante contribuent à un durcissement des relations sociales entre la CGT, bras syndical du PC, bien implantée dans les arsenaux et établissements « civilo-militaires » et l’armée qui s’inquiète d’un sabotage de la production de guerre.

Début 1952, c’est l’alerte : « La CGT a adressé ordre de grève pour le 12 février. Cette grève est destinée à protester contre l’interdiction par le gouvernement de la manifestation du 10 février 1952 ; il ne s’agit donc pas d’une grève de revendications professionnelles, mais d’une grève politique que le gouvernement ne peut tolérer. Notifier au personnel que, dans ces conditions, ceux qui ne travailleront pas le 12 février 1952 seront considérés comme ayant rompu leur contrat » (1). Grévistes, plus de deux cents ouvriers de La Maltournée sont mis à pied et cinquante révoqués. La réintégration des révoqués devient dès lors une revendication portée par les syndicats mais elle se heurtera à l’opposition voire l’obstination de l’armée. Ainsi, en 1962, Pierre Villon, député communiste, s’étonne auprès du ministre des armées « qu'un ouvrier de l'établissement de réserve générale du matériel automobile de la Maltournée, licencié de son emploi par le directeur dudit établissement le 16 février 1952, a obtenu l'annulation de cette mesure par décision du Conseil d'Etat en date du25 mars 1955. Puis, il a obtenu de la haute juridiction que soit annulé, par une nouvelle décision du 8 février 1961, le refus du ministre des armées de procéder à sa réintégration, et qu'il lui soit alloué à titre de réparation du préjudice par lui subi une indemnité de 30.000 nouveaux francs [,,,]. » Vainement ! « Au mépris des principes du droit et des intérêts et droits légitimes d'un ouvrier de l’État [...] » comme Pierre Villon conclue son intervention.


Démontage des ensembles avant envoi au lavage en 1949. ▲


tunnel de lavage, nettoyage et détartrage des moteurs ▲
à reconditionner en 1968 (Source : ECPAD-F68408RC2).


▲ 1968 : ré-alésage des cylindres. La côte de réalésage est indiqué ▲
sur le bloc à la peinture blanche. Les plaques de réfection neuves
sont déjà apposées mais non frappées. (Source : ECPAD-F68408RC9).






(1) MORTAL, Patrick. Les armuriers de l’État : Du Grand Siècle à la globalisation 1665-1989. Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2007. Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/septentrion/57102
(2) Source : http://archives.assemblee-nationale.fr/1/qst/1-qst-1962-08-11.pdf



▲ 1968 : chaîne d’assemblage des moteurs. (Source : ECPAD-F68408RC5). ▲



Liste des Directeurs (3) qui se sont succédés à la tête de l'ERGMAu de la Maltournée et des Ateliers de Réparation Automobile de la Maltournée dont il est issu :

Capitaine EMBS de 1944 à 1945
Commandant PLESSIS de 1945 à 1947
Commandant RAFLIN de 1947 à 1949
Lieutenant-colonel DE BRYE de 1949 à 1951
Lieutenant-colonel VIAL de 1952 à 1953
Lieutenant-colonel AUDEBERT de 1953 à 1958
Lieutenant-colonel DUPRAT de 1958 à 1961
Colonel LECLERC de 1961 à 1966
Lieutenant-colonel JASPAR de 1966 à 1968
Colonel HENRIET de 1968 à 1970
Colonel HERBILLON de 1970 à 1971
Colonel BRESSY de 1971 à 1973
Colonel PIERME de 1973 à 1976
Commandant / Lt-colonel FERRAND de 1976 à 1978
Commandant LOGEOIS de 1978 à 1979

(3) source : http://www.nihouarn.com/Materiel/index.htm



▲ 1968 : cabine de peinture. Sur les caisses en cours de séchage à droite, ▲
les lumières des néons se reflètent sur les bossages de la carrosserie donnant l’impression d’une peinture blanche. (Source : ECPAD-F68408RC10).


▲ 1968 : remontage des accessoires et finitions. (Source : ECPAD-F68408RC14). ▲


▲ 1968 : chaîne de remontage des moteurs. Après mise en place, ▲
le plein d’huile est effectué. A noter des pneus UNIROYAL T9 neufs
sur les deux premières jeeps. Les suivantes ont des pneus Military
manifestement d’occasion. (Source : ECPAD-F68408RC12).


▲ 1968 : chaîne de remontage des caisses. (Source : ECPAD-F68408RC11). ▲


Courte biographie de mon père Louis HERBILLON par le Dr Jean-Luc HERBILLON, rédigée le 11 novembre 2020


21 mai 1970, vin d’honneur à l’occasion du passage de commandement entre les Ingénieurs en Chef de 1ère Classe (colonel) Henriet et Herbillon.
L’invitation est en médaillon. Le Colonel Herbillon est au centre de face en costume clair.
Le Colonel Henriet est à droite en costume clair en discussion avec le Commandant Biesse.
La tenue n’est pas précisée sur le carton d’invitation mais tous les personnels sont en tenue civile.
▼ Anecdote : au pot de départ du Colonel Herbillon du 28 octobre 1971, le carton précisait le port de la tenue n°21 (photo famille Herbillon). ▼

Mon père est né le 4 février 1917, seul fruit engendré par son propre père mort pour la France à Verdun à l’âge de 22 ans, le jour de l’été précédent (1916).

Il grandit dans son village de Champagne, élevé par sa mère et les parents de celle-ci, village qu’il quittera en 1929 avec son certificat d’études pour rentrer aux enfants de troupe. Il quittera l’armée 46 années plus tard, avec le grade de général (CR).

Bon élève, il est reçu au concours d’entrée à l’école des officiers d’Artillerie.

Au même âge et avec le même grade de lieutenant que son propre père, il monte au front de la deuxième guerre mondiale avec un train de 2000 mobilisés et deux aspirants et participe à la défense de la base aérienne de Reims.

3 mars 1940, le Lieutenant Herbillon à Joigny (photo famille Herbillon). ▼

Il n’obtient qu’en 1942 sa mutation demandée pour l’A.O.F. et rejoint difficilement, depuis Marseille, Dakar puis Niamey par un bateau qui sera coulé à son retour.

Dernier arrivé au Niger et donc dernier parti, il ne participe pas à la remontée de l’Armée d’Afrique en vue de libérer la France qu’il ne rejoindra sur ordre que fin 1945.

Sur le modèle de l’armée américaine, la France se dote alors d’un Service devenu par la suite Arme du Matériel et il quitte l’artillerie pour l’intégrer à sa création.

Capitaine commandant la 155e compagnie divisionnaire de réparation du matériel basée à Nice, il fait dans cette ville, au retour de manœuvres à La Brigue et Tende nouvellement rattachées à la France, la connaissance de ma mère, sœur d’un camarade.

Après un passage au ministère des armées, ce sont les F.F.A. puis, de 1958 à 1962, la sous-direction de l’Établissement Régional du Matériel d’Alger avec le grade de commandant.

Le commandant (appelé, dans cette arme, Ingénieur principal) Herbillon dans son bureau de sous-directeur de l’E.R.M. d’Alger en 1961 (photo famille Herbillon). ▼

Il prend la direction de L’E.R.G.M de La Maltournée comme colonel (Ingénieur en chef de première classe), puis rejoint l’État-Major de la 1ière région militaire au Camp des Loges.

juin 1971, le colonel Herbillon, au centre, à l’occasion du départ de la Maltournée du commandant Biesse à sa droite
▼ et du capitaine Langlois à sa gauche (photo famille Herbillon). ▼

Sa carrière militaire proprement dite s’achève le 4 novembre 1975, date à laquelle il est promu Ingénieur Général de deuxième classe, mais il travaille encore au moins quatre années comme « civil » à la Direction Technique de l’Armement Terrestre à St Cloud.

Il meurt dans son lit à Clamart avec toute sa raison dans sa centième année le 15 juillet 2016, lendemain des attentats de la promenade des Anglais de Nice.


le passage de la M201 n°13275 de 1961 à La Maltournée en 1972

29 décembre 2023